dimanche 27 novembre 2011

Charles F. Maien : notoriété posthume d'un génie inconnu (Part.4)

Les premières réflexions notées par Charles F. Maien dans son Journal, après son arrivée à Kingsport, trahissent une certaine confusion et une profonde amertume. Le jeune homme semble déçu par son aventure aux Etats-Unis, dont la mentalité, qu'il juge profondément individualiste, ne lui convient absolument pas. Il reproche à Gernsback de l'avoir entrainé dans cette débâcle. Ses projets sont alors arrêtés : demander à ses parents l'argent nécessaire pour payer son billet de retour en Europe et entamer enfin sa carrière d'enseignant. Le 20 juillet, il télégraphie aux éditions Red Books son refus définitif de publier La dernière bataille et sa volonté de mettre un terme à ses ridicules prétentions littéraires. Il ne recevra pour toute réponse qu'un simple accusé de réception. 


Révélations posthumes, Andréas & Rivière

 
Maien loue une chambre dans la pension de famille de Martha Gamble, située au nord de la ville, dans le vieux quartier du Hollow, aux pieds de Central Hill. Puisqu'il doit de toutes façons attendre quelques jours avant la réception de son mandat, il décide de profiter de l'opportunité qui lui est offerte de visiter Kingsport. La Cité des brumes, comme la surnomment certains poètes, connait durant la période estivale une affluence considérable de vacanciers qui fuient la chaleur de Providence ou de Boston, pour venir bénéficier des charmes océaniques du petit port de pêche. Bercé par la douceur du climat et l'ambiance festive qui se dégage des ruelles pavées que bordent les majestueuses rangées de bâtisses du 18ème siècle, l'humeur de Maien s'améliore rapidement. A la pension, il rencontre Malcolm Veidt, professeur à Hall School, l'école privée du quartier de South Shore, qui l'accompagne dans ses promenades et lui fait découvrir les aspects plus méconnus et plus ... folkloriques de Kingsport. Ainsi se rendent-ils au 403, Green Lane où se dresse la plus vieille demeure de la ville, que les anciens appellent la Septième Maison sur la Gauche, construite au milieu du 17ème siècle et où aurait vécu, au temps de la chasse aux sorcières, le prêtre d'un culte démoniaque. Un après-midi, Veidt loue une petite embarcation pour les conduire sur l'Ile du Pilote, proche du récif de Jersey qui protège le port des intempéries venues de l'Atlantique, sur laquelle le gardien du phare de North Point prétend voir débarquer d'étranges navires, les nuits de brouillard. Maien se trouve complètement transporté dans cet univers pittoresque où rêve et réalité se mêlent inlassablement à l'écume de l'océan. Sur l'îlot désolé et battu par les vents, tandis qu'il contemple les minuscules toitures à pignons de Kingsport, dominées par le monumental affleurement granitique de Kingsport Head, Maien ressent pour la première fois, depuis son enfance, un sentiment de plénitude. Le lendemain, Charles Maien écrit à ses parents qu'il décale son retour à la fin du mois d'août.

Durant le reste de l'été, Maien, qui connait rapidement la ville comme sa poche, multiplie les escapades dans la campagne et les bourgades environnantes, de Marblehead jusqu'à Rockport. Il noue des liens étroits avec Malcolm Veidt et ses amis de Hall School, avec qui il se retrouve presque tous les soirs autour d'un bon repas chez Dennehy's, avant d'aller finir la nuit au Rope & Anchor, le vieux bar des pêcheurs de Ship Street. Quand il ne part pas en excursion, Maien se rend régulièrement à la Société d'Histoire pour approfondir ses connaissances sur le passé de Kingsport et de Kingsport Head, qui exerce toujours sur lui une incroyable fascination. A la Société d'Histoire, il fait bientôt la connaissance de Barbara Whistler. Cette jeune femme de Providence vient régulièrement à Kingsport où vit sa tante et, comme lui, elle est férue d'histoire locale. Barbara profite de ses vacances sur la côte pour faire quelques dessins du port et du littoral qu'elle revend aux touristes. Entre les deux excentriques, l'entente est immédiate et rapidement Barbara intègre la bande du Rope. A ce rythme, la fin de l'été arrive à grands pas et Maien doit prendre une décision. Un collègue de Veidt lui a proposé un poste de professeur de physique remplaçant au lycée d'Etat de Kingsport. Le contrat doit débuter à la mi-septembre, pour se terminer aux vacances de Noël. Maien écrit à ses parents qu'il accepte l'offre qui lui est faite et retarde à nouveau son départ de quelques mois.



Maien aborde ses nouvelles fonctions d'enseignant avec sérieux et application. Ses rapports avec les élèves et ses nouveaux collègues sont excellents. Du début octobre à la mi-décembre, il travaille également à l'écriture de Laelith, le second roman du Cycle de Zama. Se déroulant plusieurs décennies avant La dernière bataille, il a pour cadre Gibraal, une planète de l'Empire de Roon, dont l'inspiration semble provenir tout droit de Kingsport. Maien décrit un monde recouvert par un océan unique d'où émerge l'Eperon, une gigantesque île-montagne, haute de plusieurs kilomètres, sur laquelle s'est développée toute une civilisation qui mêle harmonieusement pensées spirituelles et scientifiques. L'intrigue se concentre sur Laelith, un prêtre-du-Savoir, à qui l'Empire roon a ordonné de mettre au point des armes susceptibles d'inverser le cours de la guerre contre Karth. Dans sa mission, Laelith se retrouve opposé à Bara, chef du Conseil de Gibraal, qui refuse de voir les connaissances ancestrales de sa planète, mises au service d'une guerre qu'elle juge illégitime. Le peuple de Gibraal choisira finalement de détruire l'Eperon pour priver l'Empire d'un avantage déloyal sur son adversaire et ses survivants, parmi lesquels Laelith et Bara, se disperseront à travers la galaxie. Maien joue à nouveau sur le double tableau des intérêts personnels et politiques, ou plus exactement ici éthiques, sans que jamais l'un des aspects ne vienne affaiblir l'autre. L'histoire d'amour entre Laelith et Bara, qui doit certainement beaucoup à l'idylle naissante entre l'écrivain et Barbara Whistler, ne sombre jamais dans la mièvrerie sentimentale, dont la fantasy est souvent coutumière. Cette romance s'intègre parfaitement à la description minutieuse que Maien livre de la société de Gibraal et aux idées philosophico-théologiques qu'il propose, pour chercher un meilleur équilibre entre des croyances surnaturelles fondamentales, en cela qu'elles permettent d'élargir le champ de notre imaginaire, et une approche matérialiste du monde.



Lorsque l'année 1904 s'achève, Charles Maien a vu son contrat s'étendre jusqu'aux vacances d'été. Il enseignera finalement pendant trois années consécutives au lycée d'Etat de Kingsport. Son équilibre parfaitement retrouvé, il renoue contact avec Hugo Gernsback. L'entreprise new-yorkaise de ce dernier, l'Experimenter Publishing Company, commence à prendre de l'essor. Au printemps 1905, Maien et Barbara viennent lui rendre visite dans la métropole. Les anciennes querelles sont oubliées et Gernsback se réjouit que son ami ait enfin trouvé un « endroit à lui … et quelqu'un pour y vivre avec lui  ». En avril, le couple s'installe dans un modeste appartement de Derby Street. Il se marie le mois suivant, dans la très typique église des Marins, sous les auspices du vénérable révérend Alijah Horne et celles de la centaine de plaques commémoratives, dédiées à tous les navires perdus en mer, au large de Kingsport … L'apéritif a lieu au Rope qui se trouve à un pâté de maison de là. Tous les collègues du lycée d'Etat, la famille de Barbara, Veidt et la bande du Rope et bien sûr Gernsback et Rose Harvey (qui se marieront, à leur tour, quelques mois plus tard) sont présents.



Maien vient d'achever un recueil de cinq brèves nouvelles, intitulé Les Ecumeurs, et consacré à la flotte stellaire des pirates du Récif Extérieur, futurs alliés malheureux de Karth, lorsque le 06 juillet 1906, dans une papeterie de Providence, sa route croise, par hasard, celle d'un écrivain en devenir, Howard Phillips Lovecraft. 


Lovecraft by Mike Mignola
 

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